ART DE COUR

ART DE COUR
ART DE COUR

Une série d’expositions (de 1962 à 1978), que complète le livre de Enrico Castelnuovo sur l’art au palais des Papes d’Avignon (1962), a révélé la continuité de l’art des cours européennes de Saint Louis à la régence du duc de Bedford sous Charles VII. Cet art, où l’impulsion monarchique anime même les programmes de l’église et opère une fusion du religieux et du profane, du spirituel et du politique, apparaît jusqu’au seuil du XIVe siècle comme l’apanage de la France et de l’Angleterre.

Le style de cour français, son extension à l’Angleterre

Les vies parallèles de Saint Louis dans les vitraux de la Trinité de Fécamp et le vitrail héraldique de la cathédrale d’York, où sont représentés Édouard Ier et la demi-sœur de Philippe le Bel, la reine Marguerite, Édouard II et sa femme Isabelle de France, illustrent ces rapports à travers les réconciliations dynastiques. L’abbatiale de Westminster, reconstruite après 1245, devint l’église du couronnement, sur le modèle de la cathédrale de Reims, et la nécropole royale, à l’instar de l’abbatiale de Saint-Denis complétée depuis 1231 afin d’abriter les tombes de trois lignées de la monarchie française. Les seize tombes furent installées dans la croisée d’un transept-martyrium entre 1261 et 1264. Le chevet de Westminster diffère de celui de Reims dans la mesure où il est aussi un martyrium moulé autour du tombeau d’Édouard le Confesseur. Quant au style géométrique de la nef de Saint-Denis, il fut imité dans la nef de la cathédrale d’York, reconstruite après 1291, avec le remplage unifié du triforium et des fenêtres hautes. Les vitraux d’York font alterner bandes de pleine couleur et de grisaille selon l’esthétique créée à Saint-Urbain de Troyes et à la cathédrale de Tours, œuvre de l’architecte de Louis IX, Étienne de Mortagne.

Le style rayonnant

Paris centralisa les apports des foyers où s’était formée l’architecture rayonnante; la Sainte-Chapelle de Paris, qui fut terminée en 1248, est, à l’étage, comme une chapelle rayonnante de la cathédrale d’Amiens agrandie; Jean de Chelles adapta la façade de Saint-Nicaise de Reims au croisillon nord de la cathédrale de Paris. Mais l’écriture meneau, qui fit des églises parisiennes sous Saint Louis des sommes de travées déduites avec une impeccable logique scolastique, ne fut jamais exportée à l’état pur ni dans la France du Nord, ni dans la France du Sud, ni à León, ni à Cologne, et l’Angleterre va affirmer son autonomie: vers la fin du XIIIe siècle, à la chapelle royale de Saint-Étienne à Londres et à la cathédrale de Bristol. Dans le chœur de celle de Wells, s’opère la mutation qui inaugure le style decorated , avec la contrecourbe, l’ogee arch , les nervures arborescentes, les voûtes en filets d’étoiles et de losanges.

La Sainte-Chapelle représente la vision d’une église-écrin qui transcende l’échelle de la châsse des reliques de la Passion qu’elle abritait; de même, l’immense chœur que l’on commence à ajouter à la rotonde carolingienne d’Aix-la-Chapelle après le couronnement de Charles IV (1349) fera de cette église un reliquaire monumental double, au-dessus des châsses de Charlemagne et de la Vierge et des nouveaux reliquaires correspondant à la double dédicace. À la Sainte-Chapelle de Paris, les vitraux diapraient de leurs couleurs vives l’azur constellé d’or des voûtes, la faïence lustrée du pavement et des arcatures serties de quatre-feuilles en verre filigrané d’or et peint de bleu d’émail au revers. Même goût pour un art chatoyant à Westminster, où le peintre du roi, Gautier de Durham, encadra les figures peintes de son polyptyque d’architectures rehaussées d’imitations de camées et de pierres précieuses, et les miracles du Christ d’octogones à huit pointes rappelant les ornements des chapes brodées d’or et de soie de l’opus anglicanum . L’opus anglicanum , peinture à l’aiguille, occupe une place d’autant plus insigne dans les arts décoratifs de l’Angleterre qu’en dehors d’émaux et de vaisselle liturgique en argent elle n’a rien conservé de cette période, à la différence de la France. Les chapes de l’opus anglicanum étaient exportées vers la cour pontificale; la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges en conserve deux, offertes par Bertrand de Got, qui devait devenir, sous le nom de Clément V, le premier pape d’Avignon. La broderie anglaise ne doit d’ailleurs pas reléguer dans l’ombre la broderie française, particulièrement bien représentée en Suède. Autre exemple de cet art de cour, l’abbaye de Chertsey, dans le Surrey, où Henri III et Édouard Ier eurent leur résidence, fabriqua des carreaux de céramique illustrant la geste de Richard Cœur de Lion et de Tristan et Yseult.

La Sainte-Chapelle avait été aussi le théâtre d’une conception nouvelle de la statuaire monumentale; le cortège apostolique, symbolisant les piliers vivants sur lesquels s’édifie l’Église, s’appuie contre les piliers mêmes des voûtes, formule qui sera amplifiée à Saint-Nazaire de Carcassonne et reprise à Saint-Jacques-aux-Pèlerins de l’hôpital de Paris, puis à Aix-la-Chapelle. L’individualisation des figures, l’assouplissement des volumes destinés à être vus dans une pénombre colorée marquent cette révolution. C’est aussi la Vierge d’ivoire de la Sainte-Chapelle qui est la première d’une série de statuettes gothiques aussi monumentales que la grande statuaire; elle sera suivie de celle, non moins royale, de Saint-Denis, aujourd’hui à Cincinnati.

L’enluminure et son influence sur l’orfèvrerie

Robert Branner a opposé à la thèse reçue depuis Vitzthum (Die Pariser Miniaturmalerei , 1907) le point de vue que les manuscrits peints à Paris après le milieu du XIIIe siècle sont en trop grand nombre et d’une qualité trop inégale pour refléter en bloc le goût de la cour. Ils n’ont en commun qu’un maniérisme gothique à divers degrés de raffinement. Des quatre Évangéliaires de la Sainte-Chapelle , seul le numéro 9455 de la Bibliothèque nationale a inscrit la fête des reliques et a bien été exécuté pour la Sainte-Chapelle avant 1248. Les numéros 8892 et 17326 ont été adaptés à son usage; leurs reliures précieuses datent respectivement d’après 1248 et d’environ 1260. Sont à mettre à part deux manuscrits de luxe, le Psautier de Saint Louis et le Psautier d’Isabelle , épouse de Thibaut V de Champagne, peints, pour une capella regia qui n’est pas la Sainte-Chapelle, de scènes bibliques encadrées d’arcatures empruntées à l’architecture rayonnante parisienne.

De même, il faut revoir la notion du «dirigisme» attribué jusqu’à présent à maître Honoré: il ne serait plus ni le peintre en titre de Philippe le Bel ni l’auteur du fameux Bréviaire de 1296. Mais il n’est pas exclu que Pucelle ait débuté dans l’atelier du gendre de maître Honoré, Richard de Verdun, qui produisit la Légende de saint Denis en trois volumes, remise à Philippe V en 1317. On avait au contraire exagéré le concept de décentralisation dans la production des manuscrits anglais. La Bible de Guillaume de Devon , peut-être l’œuvre du peintre de Henri III, est ornée d’une Crucifixion entre deux séraphins inspirée par celle de la poutre triomphale à Westminster. Au début du XIVe siècle, des manuscrits luxueux comme le Psautier de Richard de Canterbury , le Psautier de la reine Marie , les Heures d’Alice de Reydon , communément rattachés à l’East Anglia, font resplendir le goût de la cour qui donna le ton sous Édouard II, lui-même grand bibliophile.

Dans le scriptorium de St. Albans se manifesta, avec le chroniqueur artiste Matthew Paris († 1259), un retour à la tradition anglo-saxonne des dessins teintés. Cette technique domine dans les quelque quatre-vingts manuscrits de l’Apocalypse en anglo-normand ou en version juxtalinéaire latin-français, qui s’échelonnent de 1230 à 1330. Le regain d’intérêt pour l’Apocalypse s’étendit de l’Angleterre à tout l’art européen. Elle devait couvrir les murs de la chapelle de la Vierge dans le château de l’empereur Charles IV à Karlštejn. Jean Bondol, qui, vers la fin du règne de Charles V, prépara les cartons de la tapisserie de l’Apocalypse pour Louis Ier d’Anjou, emprunta au roi un manuscrit anglais (aujourd’hui Fr. 403 de la Bibliothèque nationale).

Sur les manuscrits commandés par l’aristocratie en Angleterre, en Picardie et dans la Flandre au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle, se multiplient dans les marges oiseaux et bestioles, et les grylles dans les bas de page. Ces grotesques témoignent d’un regard qui s’ouvre avec fraîcheur sur le bestiaire de la nature et d’un scepticisme irrespectueux à l’égard de la religion et des valeurs établies. Les classes privilégiées ne s’en effarouchèrent pas; en lançant la mode, elles en neutralisèrent les effets par la catharsis du jeu. Dans les Heures de Jeanne d’Évreux (épouse de Charles IV le Bel), on compte neuf cents «drolleries». Il est remarquable que leur auteur, Jean Pucelle, ait été aussi l’artiste qui rapporta d’Italie les procédés de la perspective empirique sous la forme d’architectures-jouets, et que dans l’enluminure française grylles et italianismes déclinèrent après la mort de Pucelle en 1334; ils n’opéreront une rentrée en force que dans les Grandes Heures du duc de Berry en 1409. C’est la période dominée par Jean le Noir, l’héritier spirituel de Pucelle, jalonnée par les Heures de Jeanne II de Navarre , celles de Yolande de Flandre et de Bonne de Luxembourg , le Bréviaire de Charles V et le Missel de la Sainte-Chapelle . Cependant, les italianismes sont encore notables dans les Miracles de la Vierge de Gautier de Coincy pour Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe VI, et les grotesques ont gardé toute leur verve dans les Heures de Savoie pour Blanche de Bourgogne (1348). Dans l’émaillerie de basse-taille parisienne, aux émaux translucides posés sur un fond d’argent faiblement ciselé, l’esthétique de la décoloration et des tonalités claires, qui triomphe dans le vitrail et l’enluminure après 1270, s’accommoda fort bien du style de Pucelle: l’aiguière aux grotesques de Copenhague, les tabernacles de la Vierge pour Philippe V et Jeanne de Bourgogne (1326-1332) et pour la reine de Hongrie, Élisabeth, épouse de Charles Robert d’Anjou, la base émaillée de la Vierge en vermeil offerte en 1339 à Saint-Denis par Jeanne d’Évreux.

La Bohême

Les rapports avec Avignon

Vers le milieu du XIVe siècle s’est constitué à Prague et dans le royaume de Bohême un grand foyer d’art européen, qui, relayé par Vienne dans les deux dernières décennies du siècle, devint l’un des berceaux de l’art gothique international. Ce foyer prit la succession de celui d’Avignon, avec lequel les métropolites de Prague, Jean de Dra face="EU Caron" ゼice et Ernest de Pardubice, Charles IV et son chancelier Jean de Streda, entretinrent des rapports non seulement diplomatiques, mais culturels. Des splendeurs des papes d’Avignon, il reste peu: le palais; des fresques à verdures, cycles religieux peints par l’atelier composite dirigé par Matthieu de Viterbe, fresques de Simone Martini à la cathédrale, ressuscitées par les Monuments historiques; de rares manuscrits; la coupe émaillée du Tournoi, à Milan; les tombeaux des papes et des cardinaux de la curie, dont certains comptent parmi les monuments insignes de la sculpture en albâtre.

Prague et Karlštejn, centres d’un art dynastique

Au contraire, des programmes politico-artistiques de Charles IV, roi de Bohême en 1346, empereur d’Allemagne en 1347, presque tout demeure: dans la nouvelle Prague, conçue comme une nouvelle Rome, surpassant Avignon, et dont le plan couvre trois cent soixante hectares, le palais royal construit sur le modèle de celui du roi de France, très modifié après 1383 sous Wenceslas IV, et la cathédrale, église du sacre et martyrium des saints protecteurs de la Bohême. Dans le monastère slavonique d’Emmaüs, la Sibylle montrant à Auguste la Vierge à l’Enfant dans le soleil copie la fresque peinte par Cavallini dans l’église de l’Ara Coeli sur le Capitole romain. Le château de Karlštejn, transformé de 1357 à 1465, reçut en dépôt la sainte lance du calvaire, d’autres reliques de la Passion du Christ et les insignes de l’Empire. La cathédrale de Prague, commencée par Matthieu d’Arras, invité d’Avignon, était la plus grandiose imitation des églises de la France royale du Nord. Elle fut continuée après 1365 par un Allemand de Gmund, Peter Parler. Il la «classicisa», par réaction contre le linéarisme académique de son prédécesseur, et la «baroquisa» en s’inspirant d’idées puisées en Angleterre: mouvement ondulant du triforium, remplages préflamboyants, transformations des ogives en nervures de pur décor. De 1377 à 1385, la cathédrale se slavisa par l’implantation d’un programme iconographique à triple étage: au rez-de-chaussée, les tombeaux des quatre rois de la dynastie antérieure aux Luxembourg, les P face="EU Caron" シemyslides, gisant alternativement comme rois-prêtres dans leurs draperies lourdes, annonciatrices de celles de Claus Sluter, ou armés de pied en cap comme le Prince Noir sur sa tombe dans la cathédrale de Canterbury (1376); dans le triforium intérieur, les portraits sculptés en buste des rois de la maison de Luxembourg et de leurs épouses, des directeurs de la fabrique, des architectes, des archevêques de Prague; dans le triforium supérieur, le Christ, la Vierge, le panthéon bohémien et saint Sigismond.

À Karlštejn, l’oratoire impérial, une reproduction symbolique du Saint-Sépulcre de Jérusalem, et la chapelle de la croix étaient plaqués de gemmes qui les faisaient ressembler à des cassettes de joyaux vues de l’intérieur. Les cent trente portraits en buste des saints de l’Église triomphante, peints par Théodoric, déploient une iconostase aux cadres transformés en reliquaires autour du maître-autel. Charles IV eut en effet l’obsession d’accumuler les reliques; elles étaient montrées dans des ostensions solennelles. Nombre de ces reliquaires ont recours à la transparence du cristal de roche. La couronne-reliquaire de Bohême, qui ceint le buste de saint Wenceslas, reproduit les fleurons de la sainte couronne à Saint-Denis et renferme aussi une sainte épine. Les fresques de Karlštejn (Apocalypse, l’empereur et l’impératrice mettant leurs mains en signe féodal d’hommage entre celles du Christ et de la Vierge, Charles IV déposant les reliques offertes par le dauphin Charles de France et le roi de Chypre dans la grande croix d’or) sont peintes dans la technique italienne de la pontata , à la détrempe sur enduit sec carbonaté, qui permet les transparences.

Dans la cathédrale de Prague travaillait un atelier de sculpture sous la direction de Peter et de la famille Parler; il exerça une influence considérable dans tout l’Empire et même en dehors de ses limites, créant un idéal de beauté fait de la mélodie des plis et des plus fines nuances d’expression, qui s’est incarné dans les «belles madones», si exquisément déhanchées. Les rigides pietàs du type horizontal pleurent un thrène de mélancolie plus que de douleur.

La statue de saint Wenceslas (1373), à la charnière de cette évolution, est le type même de l’aristocrate romantique, la quintessence de l’élégance, comme Charles le Noble, fils de Charles le Mauvais de Navarre, parmi les vitraux royaux de la cathédrale d’Évreux.

Un ensemble de conditions avaient déterminé l’art de cour en Bohême. Comme la plupart des territoires de l’Empire, elle accomplit plus tardivement que l’Europe de l’Ouest sa révolution agraire et industrielle. La noblesse s’enrichit, mais Charles IV mit à profit sa disponibilité nouvelle par une politique de convergence vers la Bohême de toutes les forces vives de l’Empire. L’impulsion donnée aux arts resta fondamentalement religieuse ou politico-religieuse, les grands mécènes étant, après l’empereur, les archevêques de Prague et les chanceliers. Jean de Dra face="EU Caron" ゼice avait fondé à Roudnice le premier de ces monastères d’augustins où la devotio moderna était imprégnée d’un sensualisme religieux ouvert aux arts comme à l’humanisme de Pétrarque. Aussi une chaude spiritualité sensuelle donne-t-elle le ton à l’art bohémien, fusionnant les apports étrangers. On le constate dans l’enluminure: synthèse dans le Liber viaticus de Jean de St face="EU Caron" シeda des acanthes et de la perspective empirique de Sienne avec une mise en page dérivée du Bréviaire de Belleville de Pucelle; infusion d’une sève issue du maître des fresques d’Emmaüs dans les élégances parisiennes de l’Antiphonaire de Vyšerad. Le courant humaniste éclaire d’étonnantes réminiscences de l’art antique, paléochrétien et carolingien (comme les masques dans l’Apocalypse de Karlštejn et la décoration du Liber viaticus , et, dans l’Évangéliaire peint en 1368 par Jean de Troppau pour le duc Albert III d’Autriche, les scènes de la vie des évangélistes distribuées dans un carroyage de douze tableautins), et des schémas abstraits pris au style franco-insulaire.

L’art de cour en France à la fin du XIVe siècle et les grands apanages

Les inventaires de Charles V (3 900 objets), ainsi que le banquet de huit cents couverts offert en 1378 à Paris par Charles V à l’empereur Charles IV et que décrivent les Grandes Chroniques , donnent une image du luxe à la cour de France. Les seules épaves en sont la coupe d’or émaillée de la Vie de sainte Agnès au British Museum, le sceptre du sacre, qui illustre la légende de Charlemagne et dont le lys, autrefois émaillé de blanc, est l’incunable des émaux incrustés d’or opaque ou translucide qui vont détrôner la basse-taille à Paris et en Bourgogne, enfin, cinq camées montés, dont l’énorme camée romain au cabinet des Médailles. En revanche, pas un seul des ivoires n’a pu être identifié jusqu’ici. L’Évangéliaire ottonien donné par le roi à la Sainte-Chapelle était déjà muni d’un plat de reliure précieuse, la Crucifixion, qu’il faut réattribuer au siècle précédent; on ajouta un plat niellé dans l’argent doré représentant un évangéliste qui pastiche le saint Matthieu peint dans le volume. La bibliothèque installée dans la tour du Louvre, reconstruite sous Charles V, comptait un millier de manuscrits; les acquisitions récentes – traductions en français de la Bible, mais aussi ouvrages didactiques, historiques et juridiques – l’emportent sur les livres liturgiques ou de dévotion. Après Jean le Noir, l’énigmatique «Maître aux boqueteaux» (Bible de Jean de Cy, dont la partie peinte avant 1356 introduit en France la veine réaliste du style international; Bible historiale de 1357 à la British Library), le Maître du Livre du sacre de Charles V (1365), puis Jean Bondol (Bible historiale de Jean de Vaudetar) préparèrent la voie aux Nordiques, André Beauneveu et Jacquemart de Hesdin, qui vont entrer au service du duc Jean de Berry.

La politique des apanages instituée par Philippe VI eut des conséquences plus heureuses pour le développement des arts que pour les destinées du royaume. Louis était devenu duc d’Anjou dès 1350; Jean, le futur duc de Berry, devint comte de Poitou en 1356 et Philippe, le futur Philippe le Hardi, duc de Bourgogne en 1363. Il en résulta un éclatement culturel de Paris et la fixation de foyers d’art à Angers, à Bourges et à Dijon, eux-mêmes en rapport avec l’étranger. Ainsi, deux valves de miroir émaillées sur or, au Louvre, identifiées dans l’inventaire de Louis Ier d’Anjou, sont, par l’iconographie – Charlemagne et sainte Catherine, l’une des patronnes de Charles IV – et le style – germanique – à mettre en rapport avec Prague.

La sculpture: Beauneveu, son héritage

La vis du Louvre, construite vers 1365 par Raymond du Temple, et son décor de statues de la famille royale et des frères de Charles V, qui accueillaient les visiteurs sur les degrés, ne sont plus connus que par la description d’Henri Sauval (Histoire de Paris , 1724), mais on peut les replacer dans le contexte de monuments analogues où le réel et le spectacle, l’acteur et l’art, se confondent dans le jeu représentatif: les huit statues du «beau pilier» au flanc nord-ouest de la cathédrale d’Amiens, qui font voisiner la Vierge et les saints avec Charles V et ses deux fils, son chambellan, son grand amiral et le cardinal Lagrange; la cheminée du château de Poitiers, avec le duc de Berry et sa deuxième femme, Charles VI et Isabeau de Bavière (par Guy de Dammartin?); Charles V et Jeanne de Bourbon au portail des Célestins de Paris (par Jean de Thoiry?); Charles IV et l’impératrice se penchant vers les arrivants sur la plate-forme de la façade de Sainte-Marie de Mühlhausen en Thuringe; et aussi, dès 1324, selon un texte formel, la reine Jeanne, épouse de Philippe V, et Mahaut d’Artois, agenouillées de part et d’autre du trumeau à Saint-Jacques-aux-Pèlerins. Ce dernier portail serait le prototype du portail commencé par Jean de Marville et sculpté par Claus Sluter à l’église de la Chartreuse de Champmol, fondation de Philippe le Hardi (1385). Sont à rapprocher du «beau pilier d’Amiens» les statues de Charles IV et de Blanche de Valois, à la tour sud de la cathédrale de Vienne, et celles des ducs d’Autriche et de leurs épouses sur la façade et aux portails latéraux. Les faiseurs de tombes occupant une place privilégiée dans la sculpture en relation avec les tombes royales de Saint-Denis, dont les auteurs sont connus – Pépin de Huy, Jean de Liège –, la question est de déceler si l’on peut retrouver leur manière dans la sculpture anonyme non funéraire, celle de Pépin de Huy au portail de Bethléem à Huy, celle de Jean de Liège dans des œuvres remarquables de même parenté stylistique (l’ange de l’Annonciation au Metropolitan Museum de New York, le saint Jean, digne d’un Donatello français, et le relief de la Présentation au temple au musée de Cluny) ou faut-il attribuer (ou rendre) ces œuvres à André Beauneveu? La question reste posée.

Une place de premier plan doit être accordée à André Beauneveu, qui devint en 1386 le maître des œuvres «de taille et de peinture» de Jean de Berry. Il était natif du Hainaut et sculpta la Vierge d’albâtre de Notre-Dame de Courtrai; puis il collabora avec Jean de Liège au tombeau de Philippe de Hainaut à Westminster et entra au service de l’évêque de Winchester, Guillaume de Wykeham. Pour Jean de Berry, il travailla avec Guy et Drouet de Dammartin au palais et à la Sainte Chapelle de Bourges et au château de Mehun-sur-Yèvre. De ses prophètes peints pour le Psautier du duc de Berry et pour les vitraux de la Sainte-Chapelle, de ses sculptures, se dégagent une certaine anxiété, un furor divinus , qui laissèrent leur marque sur l’œuvre de Sluter à Champmol. Philippe le Hardi dépêcha en effet Sluter à Mehun-sur-Yèvre, en 1391, pour étudier les travaux conduits sous la direction de Beauneveu. Au portail de Saint-Martin de Halle, les statues des rois mages sont, avant le portail de Champmol, libérées de la contrainte des piédroits, qui ne tendent plus derrière elles qu’un rideau architectural, et le plus vieux répond à la conception plastique de Beauneveu. Les deux autres rois montrent la greffe de l’idiome de cour parlerien sur le réalisme flamand, comme la tombe d’Adolphe Ier de Clèves et de Marguerite de Berg dans l’église de l’Assomption à Clèves. C’est l’influence de Beauneveu et du chantier du château de Vincennes qui s’est exercée sur la décoration sculptée des hôtels de ville de Bruges et de Bruxelles. Il ne faut plus y voir la trace d’un passage de Sluter en 1378-1380: les prophètes de Bruxelles, postérieurs à 1400, sont l’œuvre du Maître, influencé par Sluter, de l’autel de Saint-Sauveur d’Hakendover. Les prophètes accroupis en bronze doré des musées de Cleveland et du Louvre, en provenance de la châsse de saint Germain, à Saint-Germain-des-Prés (1409), appartiennent aussi à l’héritage de Beauneveu.

La peinture et l’apparition de l’italianisme dans les enluminures des frères de Limbourg

En 1396, Jean Malouel, originaire de Gueldre, fut nommé peintre en titre de Philippe le Hardi à Paris et à Dijon. Le tondo aux armes de Bourgogne du Louvre, attribué à Malouel, est une pietà trinitaire, reflétant une Trinité disparue, sculptée par Jean de Marville pour la chartreuse de Champmol, avec Dieu le Père tenant debout le Christ en croix. Deux des frères de Limbourg, ses neveux, Herman et Jean, furent mis en apprentissage chez un orfèvre de Paris. Puis Paul et Jean de Limbourg peignirent (1400/1402-1404) pour Philippe le Hardi une Bible moralisée où l’on décèle des emprunts à Jean de Beaumetz, peintre à Champmol. En 1405, les trois frères de Limbourg entrèrent à Bourges au service de Jean de Berry. Ils complétèrent les Petites Heures du duc et ses Très Belles Heures de Notre-Dame (Bibl. nat.) qu’avait commencées le Maître du parement de Narbonne (devant d’autel peint en grisaille sur samit blanc pour Charles V), un artiste représentant du courant bohémien à Paris. Les Très Riches Heures , laissées inachevées en 1416, l’année de la mort du duc de Berry et des trois frères de Limbourg, se distinguent des Belles Heures (1405-1409) par un nombre beaucoup plus grand d’italianismes. Dans l’Annonciation des Belles Heures , les rinceaux d’acanthes animées de l’encadrement sont inspirés des piédroits de la porta della mandorla de la cathédrale de Florence. Dans deux des Heures de Charles III de Navarre, par Zebo da Firenze, se glissent des grivoiseries flamandes. Parmi les «portraits» des châteaux de Jean de Berry, qui sont la nouveauté sensationnelle du calendrier des Très Riches Heures , signalons que le laboureur à son araire pour le mois de mars transpose un bas-relief giottesque du campanile de la cathédrale de Florence. Le paysage couvert de neige (février) et les travaux des mois ont leurs précédents à la tour de l’Aigle de Georges de Lichtenstein, prince-évêque de Trente, dont les fresques furent peintes vers 1406 par Wenzel, peintre originaire de Bohême, influencé par Stefano da Verona, le représentant le plus exquis du style gothique international dans l’Italie du Nord. La Chute des anges rebelles dans les Très Riches Heures occupe une place charnière parce qu’elle dérive d’un tableau siennois dans la manière d’Ambrogio Lorenzetti (au Louvre), et qu’elle annonce une composition analogue de Jean Fouquet. Paul de Limbourg, dont Millard Meiss a dégagé magistralement la supériorité de main sur ses frères, peignit le semage et le hersage du champ devant le Louvre de Charles V (octobre) avec une récession calculée de l’espace plat fuyant et des tonalités de perspective atmosphérique qui constituent des innovations capitales pour l’histoire de l’art: l’Italie les redécouvrira séparément au XVe siècle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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